PRISONER'S CINEMA
solo-show - 21.03.25 - 26.04.25, La Serre, Saint-Etienne - FR
text by Juliette Belleret
(photos Cyrille Cauvet)
FR
De : tris.tcd@gmail.com
Objet : texte exposition - PRISONER’S CINEMA
Date : 24.02.2025
Tu sais, je suis complètement TOCqué. Je passe l’aspirateur, fais la poussière, nettoie et range constamment. Je dis souvent « chaque chose a sa place, chaque place a sa chose ». Ensuite, je me justifie en disant que ça ne s’applique qu’aux objets, sinon ce serait franchement réactionnaire. Je suis perdu si l’on change de place un objet ou si l’on rajoute un nouvel élément dans l’appartement. Un nouveau vase… Juliette en souffre. « Un appartement, c’est censé être vivant. » Je n’aime pas recevoir, et elle, aime beaucoup recevoir. En fait, c’est comme si la poussière ne s’arrêtait jamais de tomber. J’avais lu que la poussière est un mélange de tout ce qui compose le monde. Des astéroïdes et des poils de chats. Le sable du Sahara aussi.
Si des gens viennent à l’appartement, j’ai l’impression qu’il est souillé. Ils auraient brassé la poussière et l’auraient envoyée sur des surfaces encore inconnues. Et puis, ils font des miettes. Souvent, ils touchent aux choses, toutes choisies avec soin et disposées d’après mes propres mathématiques. Comme un mot en suit un autre. Je pense au Terrier de Kafka. Habiter est un exercice complexe.
Je commence toujours par les surfaces les plus hautes. Avec un chiffon en microfibre rose. La poussière tombe vers la surface juste en dessous. Je passe le chiffon dessus et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle soit au niveau du sol. Il y a plusieurs sens au terme de gravité. Je passe de partout. Des plus petites boursouflures des meubles aux moulures des portes et jusqu’aux plinthes. Puis, je prends l’aspirateur. Je trace comme des lignes au sol pour passer de partout, ne rien oublier. Surtout les angles, les creux. Le long des murs. C’est là où la poussière, les poils et les cheveux s’amassent. Je mets l’aspirateur en mode Éco, car je prends mon temps. Si je le mets en mode Turbo, la batterie sera vide avant d’avoir pu finir mon tour de l’appartement. Les lignes sont devenues des routines. Je passe toujours par les mêmes. De petites routes. Je fais la poussière tous les soirs avant d’aller me coucher. Vers 23h30. Ça me prend environ 1h. Une fois que c’est fait, je me sens très détendu. Je sais que le rythme du lendemain ne sera pas embourbé dans l’impression que tout est enseveli sous une fine couche de poussière que le soleil, sous un certain angle, révélera. La lumière rasante est la pire. Lorsque l’on voit une petite neige dans l’air. Comme un grésillement de télé. Je trouve ça beau, mais ce n’est pas fait pour moi.
J’ai pris l’habitude de faire la sieste. Je me mets sur le canapé jaune. Après le déjeuner. Je lance l’album Éthiopiques, vol. 21 : Emahoy (Piano Solo). Et une alarme 30 min plus tard. Tu fais la sieste ?
D’être un chat.
Les poils reposés.
Homesickness.
Sur le grand coussin.
Autant de sabots dans les machines.
Et les papilles en crochet.
C’est pour toi l’entrée ou la sortie du cinéma ? Moi, je pense que je m’endors, allongé sur la terre de la clairière, au milieu de la forêt. Avec un rayon de soleil sur les pieds. Pour ne pas avoir froid. Et la poussière ne me gêne plus. C’est normal ici. Moi, je ne vis plus tout à fait, mais le reste chante l’hallali. En se souvenant de vieux mots. Tout est décidé par la lumière et se réalise en une journée simple. Le fond des pièces reste tranquille et attend son utilité prochaine. Personne ne sera là pour attester ni protester, car il ne se passe rien en dehors de ce petit cinéma. Les rats rêvent de labyrinthe.
Tu trouveras dans les dessins qui seront présents dans l’expo une série où l’on voit le portrait d’une femme. Qui se décline sous différentes formes. C’est le visage de celle qui cherchait l’amour et qui a publié sa photo et un court texte dans un journal. Une petite annonce. L’image, rapetissée et tramée. Son regard m’a tout de suite marqué. C’était donc l’un des bons endroits où commencer. Comme quand on plisse les yeux et que nos cils font tout scintiller. Puis une forme plus abstraite avec une crevette au milieu. Et des vaguelettes noires. En fait, c’est très compliqué de suggérer l’intériorité. Le dedans des yeux. Alors ça ne marchera peut-être pas.
Pour être plus clair, l’exposition s’articule autour de la sieste. Une scène introspective, calme, à la fois mélancolique et réflexive. Il y’a donc le motif de la fatigue qui précède le Prisoner’s Cinema.
Accompagnée par la musique d’Emahoy Tsege Mariam Gebru, la sieste nous entraîne vers ce cinéma du prisonnier, la rêverie, le sommeil proustien. Les images apparaissent et disparaissent sans bruit, à l’image de leur processus d’émergence dans le travail. La figure du prisonnier est ici une métaphore de l’enfermement dans lequel nous placent nos existences; nos solitudes.
Quant au cinéma, il incarne l’imaginaire, la rêverie concrète – ce qu’il nous reste pour échapper à l’angoisse. Un écran invisible à regarder dans l’obscurité de nos paupières closes.
En un sens, chaque exposition pourrait être perçue comme un Prisoners’ Cinema.
De : juliette.b@gmail.com
Objet : texte exposition - PRISONER’S CINEMA
Date : 05.03.2025
Ça toque à la porte. Il ne bouge pas. Il tend l’oreille, en surveillance.
C’est elle qui ouvre. C’est elle qui parle.
Il y a une voix qui arrive du dehors, qui se glisse par la très maigre et très longue entre-ouverture de la porte. La voix s’allonge par là et s’affûte, elle s’étire, comme s’étire un chat juste avant de bondir. La voix file entre ses cheveux et s’insère dans la chambre, elle tourne entre les murs, elle ronde autour du lit. Mais ça ne traversera pas la porte du placard, ça c’est sûr.
C’est un filet de voix grave et grasse – on dirait même visqueuse. Une voix qui tâche et qui colle, comme une tâche de pétrole dans la mer, qui tâche tellement qu’on en parle à la télé. Comme de la poix on dirait ; ou de la suie. Comme de la suie qui colle. Ça ressemblerait à quoi, de la suie qui colle ?
Ce serait comme la peinture des ateliers qui reste sur les mains alors qu’on fait tout pour les laver. Sauf que ça va pas sur les mains, ça va dans les cheveux, ça va autour du crâne. Et ça reste, ça colle et ça luit. Ça va sur le visage, comme
une ombre qui tient un siège et qui va attaquer.
C’est un filet de voix qui va coller à la chambre, qui va la travailler et qui va la déformer, ça c’est sûr. On pourra faire tout ce qu’on peut pour tout nettoyer, mais ça va s’insérer entre les draps. C’est sûr que ça doit déjà filer entre les draps, comme une vague ou une anguille. Ça étire, ça affûte et ça allonge les barreaux du lit, ça grossit, ça grandit. Le lit va finir par occuper toute la pièce et il sera infesté des vagues et des anguilles, on ne pourra plus y dormir sans faire de rêves, et on ne pourra plus y faire de rêves sans y rester. Ça, c’est sûr.
La voix est partout derrière la porte du placard. Elle file. Elle avance. Elle est tellement affûtée qu’elle zozote. Elle doit avoir la langue trop large pour sa bouche. En plus, elle commence toutes ses phrases par « Je ». Et par la porte chaque son s’étire, s’allonge, s’affûte, s’aiguise. A chaque fois qu’elle commence à parler ça fait « Zzzzzzz ». Elle veut et elle exige.
Elle dit « Je compte jusqu’à dix ».
C’est maintenant qu’il faut surtout rester caché. Il faut surtout fermer les yeux. Les yeux fermés, il faut compter. 1, 2, 3… Compter les secondes comme quand on veut passer la journée. 4, 5, 6… Compter les moutons comme quand on veut s’endormir. 7, 8, 8 et demi… Compter les notes de piano qu’on met quand on veut se détendre, penser à quelque chose de doux, penser à n’importe quoi, essayer d’être ailleurs. 9, 9 et demi, 9 trois quarts…
On ouvre les yeux.
L’espace est vaste et clair, avec beaucoup de vitres, beaucoup de portes, avec des arbres à l’intérieur. Ici, les couleurs du ciel changent celles des murs et des visages à chaque heure. On a accroché des dessins aux murs, sur de vieux papiers, sur de grandes feuilles récupérées des ateliers pour enfants, sur des feuilles nacrées ou roses, sur de très grands formats.
On cligne des yeux.
Nos cils se mêlent aux ramures des arbres, aux cils dessinés sur le papier, aux traits jetés d’un geste plus rapide que d’habitude. Quand on se tient au centre de l’espace, on peut voir tous les dessins d’un coup, les attraper entre deux battements de paupières, entre deux palmes courbées.
Il y en a certains qui ressemblent à des mouches volantes : un filament mobile qui se glisse dans le champ de vision. Un filet d’encre de chine qui n’occupe qu’une toute petite partie du papier, puis qui vole, qui se glisse sur un autre support, sur un autre format. Les motifs se répètent, se heurtent, se dégagent, s’agrandissent et se télescopent en compositions murales qui multiplient les sensations de déjà-vu et de paréidolie.
Ça reste dans le revers des paupières.
Certains dessins enfin ont le comportement de l’air. Ils occupent tout le volume d’espace qui leur est offert sur le papier, dans un effet de cadrage en-dehors de quoi rien n’existe. Un geste, une silhouette, un œil, une trouvaille, un chat, un mot inventé, tout est là, immédiatement. Pas de hors-champ.
EN
From: tris.tcd@gmail.com
Subject: Exhibition text – PRISONER’S CINEMA
Date: 24.02.2025
To: julietteb@gmail.com
You know, I’m completely OCD. I vacuum, dust, clean, and tidy constantly. I often say “everything has its place, and every place its thing.” Then I justify it by saying that it only applies to objects—otherwise, it would be downright reactionary. I get completely thrown off if something is moved or a new object is added to the apartment. A new vase… Juliette suffers because of it. “An apartment is supposed to be alive,” she says. I don’t like having people over, and she loves to host. It’s as if the dust never stops falling. I once read that dust is a mix of everything in the world. Bits of asteroids and cat fur. Even sand from the Sahara.
If people come over, I feel like the apartment is sullied. They’ve stirred up the dust and spread it onto previously untouched surfaces. And then they leave crumbs. They often touch things—objects I’ve carefully chosen and arranged according to my own internal mathematics. Like one word following another. I think of Kafka’s Burrow. Dwelling is a complex exercise.
I always start with the highest surfaces. With a pink microfiber cloth. The dust falls to the surface just below. I wipe that one next, and so on, until it reaches the floor. There’s more than one meaning to the word “gravity.” I clean everything. The tiniest furniture swellings, the door moldings, even the baseboards. Then I take the vacuum. I draw lines on the floor to cover every spot, miss nothing. Especially the corners, the hollows. Along the walls. That’s where dust, fur, and hair gather. I set the vacuum to Eco mode, because I take my time. If I put it on Turbo, the battery would die before I finish my rounds of the apartment. The lines have become routines. I always follow the same ones. Little roads. I dust every night before going to bed. Around 11:30 p.m. It takes me about an hour. Once it’s done, I feel very relaxed. I know the next day’s rhythm won’t be bogged down by the feeling that everything is buried under a fine layer of dust the sun will reveal from a certain angle. Slanting light is the worst. When you see that little snow in the air. Like a TV static. I think it’s beautiful, but it’s not for me. I’ve gotten into the habit of taking a nap.
I lie down on the yellow couch. After lunch. I play the album Éthiopiques Vol. 21: Emahoy (Piano Solo). And set an alarm for 30 minutes later. Do you nap?
To be a cat.
The fur at rest.
Homesickness.
On the big cushion.
So many clogs in the machine.
And taste buds hooked like crochet.
Is it the entrance or the exit of the cinema for you? As for me, I think I fall asleep, lying on the earth in a clearing, in the middle of the forest. With a sunbeam on my feet. So they don’t get cold. And the dust doesn’t bother me anymore. It’s normal here. I’m no longer quite alive, but everything else sings the hallali. Remembering old words. Everything is decided by the light and unfolds in a simple day. The back of rooms stays quiet, awaiting its next use. No one will be there to testify or protest, because nothing happens outside of this little cinema. The rats dream of labyrinths.
In the drawings that will be part of the exhibition, you’ll find a series showing the portrait of a woman. Repeated in different forms. It’s the face of someone who was looking for love and published her photo with a short text in a newspaper. A personal ad. The image, reduced and halftoned. Her gaze immediately struck me. It was one of the right places to start. Like when you squint and your lashes make everything sparkle. Then a more abstract shape with a shrimp in the middle. And black wavelets.
In fact, it’s very hard to suggest interiority. The inside of the eyes. So it might not work.
To be clearer, the exhibition revolves around the nap. An introspective scene, quiet, both melancholic and reflective. There is, then, the motif of fatigue, which precedes the Prisoner’s Cinema.
Accompanied by the music of Emahoy Tsege Mariam Gebru, the nap leads us into that Prisoner’s Cinema—daydreaming, proustian sleep. The images appear and disappear without a sound, mirroring their process of emergence in the work.
The figure of the prisoner is here a metaphor for the confinement in which our lives place us—our solitudes.
Cinema, on the other hand, embodies the imaginary, concrete reverie—what we have left to escape anxiety. An invisible screen to watch in the darkness behind our closed eyelids.
In a way, every exhibition could be seen as a Prisoner’s Cinema.
From: juliette.b@gmail.com
Subject: Exhibition Text - PRISONER’S CINEMA
Date: 05.03.2025
To: tris.tcd@gmail.com
There’s a knock at the door. He doesn’t move. He listens closely, on alert.
She’s the one who opens. She’s the one who speaks.
A voice comes from outside, slipping through the very thin and very long sliver of an open door. The voice stretches through it and sharpens, it lengthens—like a cat stretching just before it pounces. The voice slides through her hair and slips into the room; it spins around the walls, circles the bed. But it won’t get through the closet door, that’s for sure.
It’s a thread of a voice—deep and greasy—you might even say viscous. A voice that stains and sticks, like an oil slick in the sea, the kind you hear about on the news. Like pitch, maybe. Or soot. What would sticky soot feel like?
It would be like the paint from the studio that stays on your hands no matter how much you try to wash it off. Except it doesn’t go on the hands—it gets in the hair, wraps around the skull. And it stays, it sticks, and it gleams. It creeps onto the face like a shadow laying siege, ready to strike.
It’s a voice that clings to the room, that will work its way in and distort it, that’s for sure. You could do everything you can to clean it all, but it’ll seep between the sheets. It’s surely already sliding between the sheets, like a wave or an eel. It stretches, sharpens, and lengthens the bars of the bed. It swells, it grows. The bed will end up taking over the whole room, and it’ll be crawling with waves and eels. You won’t be able to sleep in it without dreaming, and you won’t be able to dream in it without staying there. That’s for sure.
The voice is everywhere behind the closet door. It glides forward. It’s so sharp it lisps. Its tongue must be too big for its mouth. And it starts every sentence with “I.” And through the door, every sound stretches, lengthens, sharpens, hones itself. Every time it starts to speak, it goes “Zzzzzzz.” It wants and it demands.
It says: “I’m going to count to ten.”
Now is the time to stay hidden. Eyes shut. With eyes closed, you have to count. 1, 2, 3... Count the seconds like when you want the day to go by. 4, 5, 6... Count sheep like when you’re trying to fall asleep. 7, 8, 8 and a half... Count piano notes like when you want to relax, think of something soft, think of anything, try to be somewhere else. 9, 9 and a half, 9 and three-quarters…
We open our eyes.
The space is wide and bright, with lots of windows, lots of doors, with trees inside. Here, the color of the sky changes the color of the walls and faces every hour.
We’ve hung drawings on the walls—on old papers, on large sheets salvaged from children’s workshops, on pearly or pink paper, on very large formats.
We blink.
Our eyelashes blend with the tree branches, with the eyelashes drawn on paper, with lines thrown in a quicker-than-usual gesture.
Standing at the center of the space, you can see all the drawings at once, catch them between two blinks, between two curving palm fronds.
Some of them look like floaters: a moving thread slipping into the field of vision.
A streak of Indian ink that only takes up a small part of the page, then floats off, slips onto another surface, another format.
The motifs repeat, clash, emerge, grow, and crash into one another in wall-sized compositions that multiply déjà-vu and pareidolia.
They stay in the backs of our eyelids.
Some drawings behave like air. They fill all the space given to them on the page, in a framing effect beyond which nothing exists.
A gesture, a silhouette, an eye, a discovery, a cat, an invented word—everything is there, immediately. No off-screen.